Au moment de sa sortie, en 1975, Wish You Were Here fut d’abord, pour ses acheteurs, une expérience sensorielle.
Il était alors disponible, pour l’essentiel, en disque vinyl. L’album était un objet complexe. En premier lieu, on tombait sur une enveloppe plastique qui devait être entièrement noire mais qui fut finalement ornée du dessin d’une poignée de main mécanique, comme ceci :
On déchirait donc l’enveloppe et on sortait de là la pochette, blanche légèrement écrue, en carton épais, qui se présentait comme ceci :
Rien d’autre. Il fallait ensuite laisser prudemment glisser la sous-pochette sur le côté, on tombait là-dessus :

On trouvait au verso de la sous-pochette les textes des chansons et une autre photo tout aussi étranges. On sortait le disque, le posait doucement sur la platine. Avant même l’expérience auditive, on avait déjà eu droit à un lent processus de dévoilement. Celui-ci annonçait en fait la forme même de la musique.
Œuvre entre autres de deux anciens étudiants en architecture (Roger Waters à la basse et au chant, Nick Mason à la batterie), l’album est conçu selon un plan étudié, une sorte de polyptyque musical dont le panneau central, audible après avoir levé l’ultime voile, serait la chanson titre, hommage à Syd Barrett. Ce dernier est le premier guitariste de Pink Floyd, il a été éloigné alors qu’il était en train de perdre la raison, un événement fondateur de l’histoire du groupe. Les autres musiciens racontent encore aujourd’hui comment ils ont vu apparaître au studio où ils enregistraient Wish You Were Here un type un peu bizarre, au crâne dégarni, un sac plastique à la main, qui s’assît machinalement sur le canapé. Il leur fallut un certain temps avant qu’ils ne découvrent qu’il s’agissait de Syd Barrett lui-même. Au bout d’un moment, il repartit comme il était venu, aucun des membres du Floyd ne le revit jusqu’à ce qu’il meure en 2006. Le morceau « Wish you were here » prend encore plus de force à la lumière de cette anecdote. Il est à la fois un hommage à cet ami parti et, déclarera Waters plus tard, une méditation sur les difficultés du groupe à retrouver sa complicité naturelle après le succès phénoménal du précédent album, The Dark Side of the Moon. C’est ce morceau qui sortira en single. Sa couleur accoustique, so riff simple en fera l’ami de centaines de milliers de guitaristes-au-coin-du-feu-sur-la-plage.
Avant cela, on a entendu deux morceaux de facture relativement classique, en tout cas pour un disque de Pink Floyd, « Welcome to the machine » et « Have a cigar », qui présentent une satire très noire du monde du rock et du show biz que les membres du groupe connaissent maintenant bien, et qui est décrit comme plein d’hypocrisie et d’inhumanité.
Enfin, comme volets du polyptique, on a deux morceaux qui n’en sont en fait qu’un seul : « Shine on you crazy diamond ». Le morceau, de plus de 20 minutes, dans la veine de la mythique « Echoes », face B du disque Meddle, laisse libre cours aux recherches mélodiques de David Gilmour (guitare et chant) et Rick Wright (claviers), et témoigne ainsi des longues séquences d’improvisation qui sont la marque du groupe sur scène. Plutôt que de lui laisser occuper toute une face de l’album, Waters a proposé, au grand dam de Gilmour, de la couper en deux parties pour qu’il encadre les trois autres morceaux. Quand on sait que le « crazy diamond » n’est autre que Syd Barrett lui-même, on voit bien le sens que prend alors l’album, monument en hommage à celui qui a fondé le groupe et dont le départ – dans tous les sens du terme – a marqué définitivement les autres musiciens.
De fait, le disque Wish you were here, se dévoilant peu à peu, construit en symétrie, apparaît comme l’acte fondateur de ce qu’on appellera ensuite le rock progressif, il est, avec The Dark Side of the Moon, l’un des deux premiers chefs d’œuvre du genre du concept album : un album pensé non comme une collection de morceaux mais comme une œuvre entièrement cohérente. En témoignent les transitions entre les morceaux, savamment travaillées à partir des restes d’un vieux projet d’album de musique concrète. D’abord une succession d’ouvertures de portes, qui laissent chaque fois entendre de façon un peu différente le même bruit de machine, puis un bruit de bavardage, comme lors d’un important cocktail, une sorte de flash sonore qui fait soudain s’effacer « Have a cigar » au lointain, et qui enchaîne sur une recherche de stations de radio, laquelle aboutit aux premiers accords de « Wish you were here ». Enfin le vent dans la plaine, effet maintes fois repris depuis, duquel vont émerger les premiers accords de la deuxième partie de « Shine on ».
Progressives aussi les montées en intensité de chaque morceau. Le début de l’album par exemple propose deux séquences – dans la première partie de « Shine on » – de solos qui encadrent le chant. Or le début du premier solo à la guitare est assez doux, intimiste, le son trouvé par Gilmour, caressant, a fait rêvé des générations de gratteux acharnés. Le second solo apporte de la saturation, de l’agressivité dans l’usage des accords majeurs attaqués bille en tête. De même, le premier solo de sax baryton est lent, timide presque, tandis que le second, joué cette fois à l’alto, ferait parfois presque penser aux impros d’un Coltrane dans la folie qui l’habite. Dans le même ordre d’idée, on est forcément sensible à l’apparition décalée des différents instruments à chaque morceau. Tous finissent par une sorte de son orchestral, habité notamment sur les deux pistes par les sons cumulés des différents synthés et orgues de Rick Wright. Le disque vaudrait l’écoute ne serait-ce que pour ces cinq moments d’extase.
Évidemment le risque – les critiques dans ce sens n’ont pas manqué à la sortie du disque – est de sombrer dans une sorte d’art pompier, au plus mauvais sens du terme. Les simili trompettes de « Shine on », les cymbales à saturation de Nick Mason, la basse continue de l’orgue et les délires opéra rock de Waters pourraient donner cette impression. Mais voilà, paradoxalement, on est obligé de parler d’économie de moyens dans le jeu : les mélodies sont très simples, l’air emblématique de « Shine on » ce sont quatre notes à la guitare, « Wish you were here » tourne sur trois accords à la guitare folk, les nappes de Rick Wright sont avant tout des accords plaqués, sans septième, sans diminution, la rythmique suit absolument la succession des temps forts à la grosse caisse et des temps faibles à la caisse claire, la basse ne joue pratiquement que les fondamentales, à peine agrémentées de quelques arpèges juste là pour rendre un peu moins raides les changements d’accord.
C’est l’autre critique qu’on fait parfois aux musiciens du Floyd : leur manque de prouesse technique. Mais finalement, l’alliance entre la volonté d’habiter entièrement l’espace sonore et la simplicité de l’écriture aboutit à une sorte de note bleue de 45 mn : chaque note, chaque sonorité est d’une efficacité explosive, il suffit pour s’en convaincre d’écouter les légers effets de goutte d’eau en fond sonore au tout début du disque, qui font passer tout de suite l’expérience de bon moment à pure jouissance.
Mr Billière